LES CROCS DE LA NUIT

Publié le par ©Lex de K.

Mattéo courait depuis des heures maintenant. Éreinté, il s’arrêta quelques instants pour reprendre son souffle. Il était en sueur, ses mains étaient moites et son cœur faisait des bonds dans sa poitrine. Jamais il n’avait battu si vite. Mattéo croyait qu’il ne tiendrait jamais le coup. Qui était cette personne qui le poursuivait et pourquoi le poursuivait-elle ? Il n’en avait aucune idée, mais ce dont il était certain, c’est que sa condition physique actuelle ne lui permettrait pas de tenir encore bien longtemps. Pourtant le café de Laura n’était plus si loin. Encore quelques pâtés de maisons et il serait à l'abri. Un regain d'espoir l’envahit et il reprit sa course. Il accéléra la foulée lorsque, se retournant pour jeter un coup d’œil derrière lui, il aperçut une ombre. Était-ce elle ? Il avait l’impression étrange que quoi qu’il fasse, où qu’il aille et aussi vite qu’il le pouvait, son poursuivant était toujours sur ses talons. Mattéo n’en pouvait plus. Il voulait appeler à l’aide mais à cette heure avancée de la nuit, les rues de la ville étaient désertes et ses appels resteraient vains.

 

Tu crois savoir qui nous sommes, ce que nous sommes et ce que nous pouvons faire, mais tu n’en sais rien ! Pauvre petit garçon terrifié, tu ne sais même pas ce qui t’attend.

 

- Bonsoir Larry.

- Salut ma belle.

- Un café noir comme d’habitude ?

- Oui bien noir et bien serré, faut que je tienne éveillé toute la nuit, j’ai encore pas mal de livraisons à faire avant l’aube.

- C’est parti !

Alors que Larry déposait dans la réserve les cartons qu’il était venu livrer, Laura sortit une petite tasse blanche du placard en bois derrière le comptoir, la plaça dans la machine à café et pressa le bouton orange sur le côté. Le liquide noirâtre se déversa du petit embout gris dans la tasse, dégageant un délicieux fumet qui envahit aussitôt la salle. Un geste dont elle avait l’habitude puisqu’elle le faisait tous les soirs depuis qu’elle avait ouvert son propre café-restaurant. Et elle n’avait pas à se plaindre, il y avait beaucoup de monde qui s’arrêtait quelques instants et s’installait à l’une des tables du petit établissement. Laura avait voulu en faire un endroit chaleureux et sécurisant où il faisait bon y revenir. Elle pensait y être parvenue puisqu’elle était arrivée à se constituer une fidèle clientèle d’habitués, dont Larry faisait partie. Ce routier costaud et barbu, devant avoir la quarantaine, venait tous les soirs pour lui livrer les marchandises dont elle avait besoin pour faire fonctionner son café. Il lui disait toujours qu’elle faisait le meilleur café du coin. Larry s’assit devant le bar en chêne naturel et Laura sourit en lui apportant son café. Il n’aurait pas été étonnant qu’il ait un petit béguin pour elle. Elle était assez jolie, les cheveux blonds mi-longs, coiffés avec de minuscules barrettes de toutes les couleurs en forme de papillons, et des yeux bleus vraiment clairs qui accrochaient le regard des hommes. Larry, lui aussi, était assez séduisant et dans d’autres circonstances, elle aurait peut-être pu se laisser séduire.

- Voilà ton café Larry, sec et bien noir !

- Merci, tu es la meilleure Laura.

Elle lui sourit. Il la trouvait charmante avec son petit uniforme rose et son tablier blanc en dentelle, tâché de café par endroits.

- Alors, comment va ton fiancé, lui demanda-t-il. Tu es toujours avec lui ?

- Larry, tu sais bien que oui, arrête avec tes questions stupides, je ne suis pas libre.

En lui disant ces mots, elle le regarda avec une grande affection. D’une moue boudeuse, il rétorqua :

- On a tout de même le droit d’espérer de bonnes nouvelles !

Laura lui sourit à nouveau, de son plus beau sourire, puis elle fronça les sourcils en agitant l’index de sa main droite devant lui, comme une mère devant son enfant pour le réprimander. Un chiffon dans l’autre main, elle partit nettoyer quelques tables.

 

Enfin il la voyait. L’enseigne rose fluo du café de Laura brillait dans la nuit. AU PETIT CAFE DE LA CHANCE. Il était sauvé. Il reverrait Laura et sa course effrénée s’arrêterait, ne lui laissant plus qu’un lointain et mauvais souvenir. Soudain, il écarquilla les yeux de surprise. Une main puissante le tira en arrière par le col de sa chemise.

 

La chaleur qui envahit notre corps chaque fois que ce moment est venu… Non, personne d’autre que nous ne peut décrire cet instant de délice. Tout dépend de l’endroit. Un endroit que nous choisissons toujours, quoi que tu en penses. Tu ne peux même deviner cet endroit, ni même l’imaginer. Tu ne peux que l’espérer maintenant car il est proche.

 

Perdant l’équilibre, il tomba douloureusement sur l’asphalte. Il chercha du regard qui l’avait attrapé. Et c’est là qu’il l’aperçut. Il ne distinguait pas son visage à moitié dissimulé par les ombres des immeubles projetées par la brillance anormale de la pleine lune. Mais il reconnut les courbes féminines de cette silhouette inconnue. Était-ce elle qui l’avait poursuivi une bonne partie de la nuit ? Si Mattéo n’avait eu de cesse d’être aux prises avec son angoisse grandissante jusqu’à maintenant, il se sentit quelque peu soulagé. Ce devait être une fan acharnée qui voulait seulement un autographe. Cette situation s’était déjà produite auparavant mais il fallait bien avouer que cette fois-ci, elle devait drôlement y tenir à son autographe.

Mattéo était un écrivain à succès. Il venait de sortir son dernier roman intitulé « Les crocs de la nuit », qui était déjà un best-seller.

 

Pure invention, tout n’est qu’invention chez toi. Tu es un usurpateur. Comment peux-tu écrire sur nous alors que tu soupçonnes à peine notre existence ! Il est temps pour toi que je t’instruise.

 

La plupart du temps, Mattéo écrivait au café de Laura, sa fiancée, car c’était un des rares endroits où il pouvait laisser vagabonder son imagination. Laura et lui étaient ensemble depuis le lycée et ils s’étaient fiancés il y a deux mois, le jour de ses vingt-quatre ans. Ils vivaient une relation assez fusionnelle. Laura avait arrêté ses études et travaillé quelques temps dans un bar en tant que serveuse pour que Mattéo puisse se livrer à sa passion de l’écriture. Il se souvînt de ces années-là, celles qui auraient dû être leurs plus belles années, les années de l’insouciance. Pourtant, ce fût pour eux deux les plus dures. Laura travaillait nuit et jour, enchaînant les heures supplémentaires, le temps que Mattéo se fasse repérer en tant qu’écrivain. Le maigre salaire de Laura leur suffisait à peine et bien des fois ils avaient eu du mal à joindre les deux bouts. Laura avait sacrifié ses études par amour pour lui. Elle croyait en lui et en son talent. Mattéo s’était énormément reposé sur son soutien et c’est ensemble qu’ils avaient construit leur avenir. Leur amour était plus fort que tout. La patience et la confiance de Laura, ainsi que l’acharnement de Mattéo à vouloir faire reconnaître son talent, avaient finalement fini par payer. Il avait signé son premier contrat avec une grande maison d’édition grâce à son meilleur roman. Bon nombre d’éditeurs lui avait fermé leur porte, lui renvoyant ses manuscrits. Cependant, quelqu’un lui avait donné sa chance. M. Delmat, des éditions Delmat-LibUr ! Une chance pour eux deux en fait car la maison Delmat-LibUr était une petite maison d’édition peu connue, au bord du dépôt de bilan. Le premier roman de Mattéo fut un succès dès sa sortie. Une réussite qui profitait à lui, à M. Delmat, et bien sûr à Laura. Laura, cette femme merveilleuse sans qui il ne serait rien. Mattéo avait gagné plus d’argent qu’il n’en espérait, ce qui lui permis d’acheter dans un premier temps une maison dans un quartier chic de New Hazy, et ensuite d’aider Laura à ouvrir son propre café-restaurant.

Le second roman de Mattéo venait de paraître. Attendu depuis environ un an par le public et la critique, il eût l’effet d’une bombe. Ce fut une semaine après sa parution aux éditions Delmat-LibUr – Mattéo étant resté fidèle à celui qui l’avait révélé et fait passé de l’ombre à la lumière – et au vu des résultats spectaculaires des ventes, qu’il se décida à demander Laura en mariage. Il y songeait depuis plusieurs mois mais l’argent lui manquait encore pour acheter la bague de fiançailles dont rêvait secrètement sa chère et tendre. Laura avait répondu oui immédiatement et désormais ils vivaient très heureux. Elle et son café dont elle avait fait un lieu des plus agréables et lui écrivant dans ce café. Il venait d’entamer l’écriture de son prochain roman, suite du désormais célèbre « Les crocs de la nuit », dans lequel il faisait mourir son héros. Après une longue journée de travail, Laura et lui dînaient aux lueurs des chandelles et ils faisaient l’amour. Ils avaient dû essayer toutes les pièces du café, laissant libre cours à leur passion l’un pour l’autre. Rien ne pourrait les séparer. Mattéo aimait Laura et c’était réciproque. Combien de gens pouvaient en dire autant ? Il n’y avait pas à dire, ils avaient énormément de chance.

S’arrachant à ses pensées, il s’aperçut que l’inconnue ne bougeait pas et restait dans l’ombre. Lui était encore essoufflé par sa course, mais elle paraissait d’un calme irréel. Il n’y avait plus un bruit dans la rue, comme si le monde s’était arrêté à cet instant précis. Mattéo regarda le café de Laura quelques mètres plus loin, seul endroit où il semblait rester de la vie. Il se retourna vers l’inconnue. Même face à elle, il avait l’impression d’être seul. Pourtant elle était là. D’ailleurs, elle se décida à bouger. Son bras entra en mouvement et d’un geste gracieux, elle sortit quelque chose de son sac en cuir, qu’elle portait en bandoulière. D’abord terrifié à la seule idée que ce pouvait être une arme, Mattéo laissa échapper un petit cri aigu. Puis il se ravisa, découvrant avec soulagement que ce que la femme tenait dans sa main était un exemplaire de son dernier roman.

- Écoutez mademoiselle, si vous voulez un autographe, il suffit de me le demander. Pas la peine de me faire courir toute la nuit. C’est toujours un plaisir pour moi de dédicacer mes livres.

L’inconnue resta de marbre, le visage toujours dissimulé dans la pénombre. Mattéo ne s’imagina pas une seconde qu’elle souriait pourtant, d’un petit rictus machiavélique. Comme si la chasseresse jouait avec sa proie !

- Ce n’est pas que je m’ennuie, loin de moi ce sentiment, mais j’ai autre chose de prévu ce soir. Je dois rejoindre ma fiancée donc si vous voulez votre autographe, il serait temps de me le demander.

Mattéo commença à s’énerver, inquiet du silence pesant de la femme toujours debout devant lui. C’est alors que, comme si elle avait lu dans ses pensées, elle se mit à feuilleter les pages du livre. S’arrêtant sur un passage qu’elle lut à haute voix : Créatures de la nuit, soldats dévoués de l’armée de Lucifer, vous faîtes la guerre aux anges. Une grande bataille entre anges et démons se profile au loin. Les anges pour sauver les hommes, créatures de Dieu, les démons pour les détruire. La femme arrêta sa lecture et s’avança. Mattéo réalisa l’horreur de la situation.

- Crois-tu vraiment que les anges existent maintenant ? Et quand bien même, crois-tu qu’ils pourraient triompher de nous ? Dans ton livre, nous sommes faibles et vils, je vais te montrer à quel point tu te trompes.

Mattéo essaya de crier mais aucun son ne semblait plus pouvoir sortir de sa bouche, pâteuse et sèche. Comme hypnotisé, ses yeux humides et brillants de terreur, il resta sans bouger, fixant la chose qui se tenait là. Jamais il n’aurait pu imaginer, même dans ses rêves les plus fous, qu’ils existaient.

- Il était temps que ta peur ressurgisse, je commençais à me lasser de ce soulagement, même fébrile, qui t’envahissait. Nous aimons la peur, c’est notre raison d’être, et notre petite chasse m’a mise en appétit. Je suis sûre que tu dois être d’un grand cru, écrivain. Tu es jeune et fort, un apollon, je vais me régaler. Maintenant, crois-tu qu’un ange volera encore à ton secours ? Crains-nous !

Elle s’agenouilla près de lui et de ses mains délicates mais puissantes, pencha la tête de Mattéo. Il voulut résister, s’enfuir, il désira crier, mais il ne le put pas, comme s’il ne contrôlait plus son corps. La chasseresse avança ses crocs vers le cou du jeune homme, sentant son cœur palpiter, ses veines gonfler et son sang bouillir. Elle sourit, c’était meilleur avec l’adrénaline. Elle planta ses longues canines dans le cou du jeune homme et se délecta de son sang. Elle but avidement et sauvagement. Mattéo regarda le ciel et cette lune si brillante, si aveuglante.

 

« Et des larmes de sang ruisselèrent sur les corps dénudés des centaines d’humains présents ce soir-là, s’étant retrouvés au milieu de la grande bataille. Les Crocs de la nuit, comme ils les appelaient, buvaient le liquide rougeâtre, source de vie pour eux, désormais de mort pour les hommes, maculant le sol terrestre. Quel paradoxe ! Les larmes pénétrèrent au plus profond de la terre pour nourrir les démons des mondes souterrains. »

 

La pluie commença à tomber, Mattéo repensa à Laura.

 

« Mais les anges, armés d’arcs et de flèches d’argent, tels les guerriers des dieux célestes, vinrent accomplir la prophétie. Après une lutte des plus acharnée contre les créatures, qui dura toute une nuit, et malgré la mort de leurs protégés mortels, les anges finirent par l’emporter sur ces créatures malfaisantes qui disparaissèrent à jamais, tout au moins de la surface. »

 

Mais pas ce soir, pas cette nuit. Il vit les traits de la femme qu’il aimait à travers les gouttes transparentes qui fouettaient son visage. Puis rien, un engourdissement l’envahit. Il ne sentit plus rien, il ne vit plus rien, il ne fut plus rien. La créature se releva et son visage se transforma, reprenant une apparence humaine.

- Ignorant tu étais, ignorant tu n’es plus.

Encore une belle nuit pour Anissa. Elle passa sa langue sur ses lèvres lascives et encore écarlates. Ses cheveux noir ébène tombant sur ses épaules dénudées. Elle portait un pantalon de cuir noir qui la moulait comme une seconde peau, des bottes montantes et un corset noir lui aussi, très décolleté, mettant ses formes voluptueuses en valeur. Les Crocs de la nuit, il y avait bien longtemps que l’on ne nous avait pas donné ce nom. Anissa était un vampire. Depuis trois cents ans, elle semait mort et destruction. Elle était respectée et crainte dans la communauté vampirique. Sa réputation la précédait partout où elle allait. Et ce soir, le quatrième chevalier de l’Apocalypse avait encore frappé ! Éclatant de rire, elle fixa de son regard bestial le petit café au coin de la rue. Ses yeux verts étincelant de plaisir, avec cette petite lueur jaune inhérente à sa nature. Elle savoura l’instant présent, un instant plus doux qu’à l’habitude. Elle n’était presque plus menacée.

Laura s’approcha de la baie vitrée de son établissement à présent désert. Larry était parti. Elle entrouvrit les rideaux. Il y avait toujours cette femme qui l’épiait de l’autre côté de la rue. Tous les jours, depuis des semaines, même aux heures les plus insolites.

 

 

Information / Propriété intellectuelle : cette nouvelle est soumise au droit d'auteur et appartient à son auteur Lex de K.

Source de l'image de couverture : https://www.enigme-facile.fr/comble-du-vampire-6412

Publié dans Nouvelles fantastiques

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